« J’ai comme un petit problème. » Elle hausse une épaule et esquisse un sourire contrit. La jeune infirmière à l’accueil des urgences la regarde avec le même air désespéré d’une mère qui a trop dit à son enfant d’arrêter de jouer aussi prêt du lac sous peine qu’il y tombe. Jusqu’à ce qu’il y glisse la tête la première et revienne à la maison tout trempé. Mais Shakti elle sait pas rester en place. Poser ses fesses sur un chantier et attendre que tout soit fini avant de passer à la décoration, c’est pas sa tasse de thé. Elle préfère élaborer les plans avec ses ouvriers, puis les aider. Quitte à y laisser un bout de doigt, n’est-ce pas. Alors l’infirmière lui désigne un siège sur le côté. Ces espèces de bout de plastique bleu-vert, inconfortable au possible et qui couine au moindre geste. Elle prend son mal en patience, après avoir laissé repartir l’ouvrier qui l’a conduite jusqu’à la clinique. Après tout ce sont les risques du métier. Les doigts ça repou… Oui bon, peut-être pas. Tant pis, elle en a neuf autres de toute façon. Perdue dans ses pensées, elle patiente, assise dans cette chaise meurtrière, la main enroulée dans un torchon propre et de la glace. Ses employés et collègues sont tout de même drôlement prévenants. Ou habitués à ce qui lui arrive quelque chose. Pourtant, assise à côté de cet homme qui semble souffrir le martyr, les bras enroulés autour de son ventre, ou de cette petite fille bravant courageusement les démangeaisons qui ont l’air de s’étendre sur tout son corps, elle se sent ridicule avec sa petite entaille. Ça saigne beaucoup mais elle est certaine que ce n’est pas grand-chose. Un Mars et ça repart, comme disent les français. Il faut dire qu’avec la glace, elle ne sent plus vraiment sa main. Ça la soulage un peu lorsqu’une infirmière s’approche et lui fait signe de la suivre jusqu’au box numéro trois. Elle s’assoit sur la table d’auscultation, les pieds se balançant dans le vide. Quand le médecin entre dans le box, elle prend un air contrit. Il va finir par en avoir marre d’elle et la renvoyer chez elle avec pour seule médication une aspirine qui ne ferait qu’augmenter la quantité de sang qu’elle perd. Elle grimace un peu et remonte les épaules jusqu’aux oreilles comme une gamine prise sur le fait. « Docteur Morelli je suis désolée. Cette fois la perceuse a été prise d’un sursaut de vie. Nul doute qu’elle est possédée. » Elle tend les bras devant elle pour faciliter la tâche au jeune médecin. « Je vous promets que dès demain je fais venir un as de l’exorcisme pour purifier ce chantier. De cette façon on ne viendra plus vous embêter, ni moi ni mes ouvriers. » Elle sourit comme une enfant et offre au médecin une moue désolée. Troisième fois en quinze jours, elle mériterait qu’il la renvoie chez elle avec seulement un pansement La Reine des Neiges sur le doigt.